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MARDI 15 JUILLET – JEUDI 17 JUILLET
MIKAEL PRIT UN VOL DOMESTIQUE de Canberra à Alice Springs, seule possibilité qui s’offrait à lui après son arrivée tard dans l’après-midi. Ensuite, il avait le choix entre un charter privé et une voiture de location pour les quatre cents kilomètres restants. Il choisit la voiture.
Une personne inconnue qui portait le nom biblique de Joshua, et qui faisait partie du réseau Web international de Plague ou peut-être de Trinity, avait laissé une enveloppe à l’attention de Mikael au bureau d’accueil à l’aéroport de Canberra.
Le numéro de téléphone qu’Anita avait appelé correspondait à quelque chose nommé Cochran Farm. Une note brève étoffait le renseignement – littéralement parlant ; il s’agissait d’un élevage de moutons.
Un résumé pioché sur Internet fournissait des détails sur l’élevage des moutons en Australie.
Le pays compte 18 millions d’habitants, dont 53.000 éleveurs de moutons qui gèrent environ 120 millions de bêtes. À elle seule l’exportation de la laine draine plus de 3,5 milliards de dollars par an. À laquelle s’ajoute l’exportation de 700 millions de tonnes de viande de mouton, plus des peaux pour l’industrie du vêtement. La production de viande et de laine est une des branches économiques les plus importantes du pays.
Cochran Farm, fondée en 1891 par un certain Jeremy Cochran, était la cinquième plus grande exploitation agricole d’Australie avec environ 60 000merino sheep, dont la laine était considérée comme particulièrement excellente.
À part les moutons, la ferme élevait aussi des vaches, des cochons et des poulets.
Mikael constata que Cochran Farm était une très grande entreprise avec un chiffre d’affaires annuel impressionnant, fondé sur l’exportation entre autres vers les Etats-Unis, le Japon, la Chine et l’Europe.
Les biographies fournies étaient encore plus fascinantes.
En 1972, Cochran Farm était passée en héritage d’un Raymond Cochran à un Spencer Cochran, formé à Oxford en Angleterre. Spencer était décédé en 1994, et depuis la ferme était dirigée par sa veuve. Elle figurait sur une photo floue de faible résolution qui avait été téléchargée du site de Cochran Farm sur Internet et qui montrait une femme blonde aux cheveux courts. Elle avait le visage à moitié détourné et elle était en train de caresser un agneau. Selon Joshua, le couple s’était marié en Italie en 1971.
Elle s’appelait Anita Cochran.
MIKAEL PASSA LA NUIT dans un trou perdu et desséché au nom porteur d’espoir : Wannado. Au pub du coin, il mangea de la viande de mouton rôtie et éclusa trois pints avec des talents locaux qui l’appelaient mate et qui parlaient avec un drôle d’accent. Il avait l’impression d’avoir débarqué en plein tournage de Crocodile Dundee.
Avant de s’endormir tard dans la nuit, il appela Erika Berger à New York.
— Je suis désolé, Ricky, mais j’ai été tellement pris que je n’ai pas eu le temps d’appeler.
— Mais qu’est-ce qui se passe à Hedestad, bon sang ? ! explosa-t-elle. Christer m’a appelée pour dire que Martin Vanger est mort dans un accident de voiture.
— C’est une longue histoire.
— Et pourquoi tu ne réponds pas au téléphone ? Ça fait des jours et des jours que je n’arrête pas de t’appeler.
— Ça ne capte pas d’ici.
— Tu es où, là ?
— En ce moment, environ à deux cents kilomètres au nord d’Alice Springs. En Australie, par conséquent.
Mikael avait rarement réussi à surprendre Erika. Cette fois-ci elle resta muette pendant près de dix secondes.
— Et qu’est-ce que tu fais en Australie ? Si je peux me permettre.
— Je suis en train de terminer le boulot. Je serai de retour en Suède dans quelques jours. Je t’appelais simplement pour raconter que la mission pour Henrik Vanger est bientôt terminée.
— Tu veux dire que tu as trouvé ce qui est arrivé à Harriet ?
— Il semble que oui.
IL ARRIVA À COCHRAN FARM vers midi le lendemain, pour apprendre qu’Anita Cochran se trouvait dans un district de production à un endroit nommé Makawaka et situé cent vingt kilomètres plus à l’ouest.
Il était 16 heures quand Mikael trouva la localité après avoir sillonné un grand nombre de backroads. Il s’arrêta devant une grille où une bande de fermiers s’étaient rassemblés autour du capot d’une jeep pour manger un morceau. Mikael descendit, se présenta et expliqua qu’il cherchait Anita Cochran. Les gars se tournèrent vers un homme musclé d’une trentaine d’années, apparemment celui de la bande qui prenait les décisions. Il était torse nu et bronzé sauf là où son tee-shirt avait laissé des marques blanches. Il portait un chapeau de cow-boy.
— Well, mate, le boss se trouve à une dizaine de bornes par là, dit-il en faisant un geste du pouce.
Il regarda la voiture de Mikael avec scepticisme et ajouta que ce n’était pas forcément une bonne idée de poursuivre la route avec ce joujou japonais. Pour finir, l’athlète bronzé dit que de toute façon il devait y aller et qu’il pouvait emmener Mikael dans sa jeep, de loin le seul véhicule adapté au genre de terrain qui les attendait. Mikael remercia et prit soin d’emporter le sac avec son ordinateur portable.
L’HOMME DIT QU’IL S’APPELAIT JEFF et raconta qu’il était le studs manager at the station. Mikael demanda une traduction. Jeff le regarda d’un air bizarre et constata que Mikael ne devait pas être du pays. Il expliqua que studs manager était à peu près l’équivalent d’un chef d’agence dans une banque, sauf qu’il traitait avec des moutons et que station était le mot australien pour « ranch ».
Ils continuèrent à bavarder pendant que Jeff manœuvrait la jeep avec bonhomie à vingt kilomètres à l’heure dans une pente impressionnante menant au fond d’un ravin. Mikael remercia sa bonne étoile de ne pas avoir essayé de poursuivre avec sa voiture de location. Il demanda ce qui se trouvait en bas du ravin et apprit qu’il y avait des pâturages pour 700 moutons.
— Si j’ai bien compris, Cochran Farm est une très grosse exploitation.
— On est une des plus grandes en Australie, répondit Jeff avec une certaine fierté dans la voix. On a environ 9.000 moutons ici dans le district de Makawaka, mais on a aussi des stations en Nouvelle-Galles-du-Sud et en Australie-Occidentale. En tout, on a plus de 63.000 moutons.
Ils sortirent du ravin sur un terrain vallonné mais plus doux. Soudain Mikael entendit des coups de feu. Il vit des cadavres de moutons, de grands brasiers et une douzaine d’ouvriers agricoles. Tous semblaient avoir des carabines dans les mains. Ces gens procédaient manifestement à l’abattage des bêtes.
Malgré lui, Mikael fit l’association avec les agneaux du sacrifice biblique.
Puis il vit une femme en jean et chemise à carreaux blanc et rouge avec des cheveux blonds et courts. Jeff se gara à quelques mètres d’elle.
— Hi boss. We got a tourist, fit-il.
Mikael descendit de la jeep et la regarda. Elle lui rendit son regard, les yeux interrogateurs.
— Bonjour Harriet. Ça fait un bail qu’on ne s’est pas vus, dit Mikael en suédois.
Aucun des hommes qui travaillaient pour Anita Cochran ne comprit ce qu’il lui disait, mais ils purent voir sa réaction. Elle fit un pas en arrière, l’air paniquée. Les hommes d’Anita Cochran eurent instantanément un réflexe de protection de leur patronne. Ils la virent blêmir, cessèrent de rigoler et se dressèrent, prêts à s’interposer entre elle et cet étranger bizarre qui manifestement lui causait du désagrément. L’amabilité de Jeff s’était totalement envolée lorsqu’il fit un pas en direction de Mikael.
Mikael se rendit compte qu’il se trouvait dans un terrain inaccessible à l’autre bout de la planète, entouré d’une bande d’éleveurs de moutons ruisselants de sueur avec des carabines dans les mains. Un mot d’Anita Cochran et ils le trufferaient de plomb.
Puis l’instant passa. Harriet Vanger leva la main dans un geste apaisant et les hommes reculèrent. Elle s’approcha de Mikael et croisa son regard. Elle était trempée de sueur et son visage était sale. Mikael remarqua que ses cheveux blonds avaient des racines plus sombres. Elle était plus âgée et son visage émacié, mais elle était devenue exactement la belle femme que sa photo de confirmation laissait présager.
— Nous nous sommes déjà rencontrés ? demanda Harriet Vanger.
— Oui. Je m’appelle Mikael Blomkvist. Tu étais ma babysitter un été quand j’avais trois ans. Tu en avais douze ou treize à l’époque.
Quelques secondes s’écoulèrent avant que son regard s’illumine et Mikael vit que soudain elle s’en souvenait. Elle avait l’air stupéfaite.
— Qu’est-ce que tu veux ?
— Harriet, je ne suis pas ton ennemi. Je ne suis pas ici pour te faire du mal. Mais il faut qu’on parle.
Elle se tourna vers Jeff et lui dit de la remplacer, puis elle fit signe à Mikael de la suivre. Ils marchèrent environ deux cents mètres jusqu’à un groupe de tentes de toile blanche dans un petit bosquet. Elle indiqua une chaise pliante devant une table bancale, versa de l’eau dans une bassine et se rinça le visage, s’essuya, puis entra dans la tente pour changer de chemise. Elle prit deux bières dans une glacière et s’assit en face de Mikael.
— Ça y est. Alors je t’écoute, maintenant.
— Pourquoi vous tuez les moutons ?
— Nous avons affaire à une épidémie. La plupart de ces moutons sont probablement en très bonne santé, mais nous ne pouvons pas risquer que ça se propage. Nous allons être obligés d’abattre plus de 600 moutons cette semaine. Je ne suis donc pas de très bonne humeur.
Mikael hocha la tête.
— Ton frère s’est tué en voiture il y a quelques jours.
— J’ai appris ça.
— De la bouche d’Anita Vanger quand elle t’a appelée.
Elle le scruta du regard un long moment. Puis elle hocha la tête. Elle avait compris qu’il était vain de nier des évidences.
— Comment m’as-tu trouvée ?
— Nous avons mis le téléphone d’Anita sur écoute. Mikael, lui aussi, estima qu’il n’avait aucune raison de mentir. J’ai rencontré ton frère quelques minutes avant qu’il décède.
Harriet Vanger fronça les sourcils. Il croisa son regard. Puis il retira le foulard ridicule qu’il avait mis, baissa le col et montra la trace du nœud coulant. C’était rouge vif et il garderait probablement une cicatrice en souvenir de Martin Vanger.
— Ton frère m’avait suspendu dans un nœud coulant quand ma partenaire est arrivée pour foutre la raclée de sa vie à ce salopard.
Quelque chose s’alluma dans les yeux de Harriet.
— Je crois qu’il vaut mieux que tu racontes l’histoire depuis le début.
IL FALLUT PLUS D’UNE HEURE pour tout dire. Mikael commença par raconter qui il était et résuma ses déboires professionnels. Il décrivit ensuite comment Henrik Vanger lui avait donné cette mission et pourquoi ça tombait bien pour lui d’aller s’installer à Hedeby. Il parla de l’enquête de police aboutissant à des impasses et il raconta comment Henrik avait mené son enquête personnelle durant toutes ces années, persuadé que quelqu’un de la famille avait assassiné Harriet. Il démarra son ordinateur et expliqua comment il avait trouvé les photos de la rue de la Gare et comment lui et Lisbeth avaient commencé à rechercher un tueur en série qui s’était avéré être deux individus.
Tandis qu’il parlait, le crépuscule tomba. Les hommes se préparèrent pour la soirée, des feux de camp furent allumés et des marmites se mirent à mijoter. Mikael remarqua que Jeff restait à proximité de sa patronne et qu’il gardait un œil méfiant sur Mikael. Le cuisinier servit Harriet et Mikael. Ils s’ouvrirent une autre bière chacun. Quand Mikael eut terminé son récit, Harriet garda le silence un moment.
— Mon Dieu, dit-elle.
— Tu as loupé le meurtre d’Uppsala.
— Je ne l’ai même pas cherché. J’étais tellement soulagée que mon père soit mort et que la violence soit terminée. Il ne m’est jamais venu à l’esprit que Martin… Elle se tut. Je suis contente qu’il soit mort.
— Je te comprends.
— Mais ton récit n’explique pas comment vous avez compris que j’étais en vie.
— Une fois que nous avions trouvé ce qui s’était passé, il n’était pas très difficile de déduire la suite. Pour pouvoir disparaître, tu avais forcément eu besoin d’aide. Anita Vanger était ta confidente et la seule qui pouvait te l’apporter. Vous étiez amies et elle avait passé l’été avec toi. Vous aviez habité dans la maisonnette de Gottfried. Si tu t’étais confiée à quelqu’un, c’était forcément à elle – et elle venait de passer son permis de conduire.
Harriet Vanger le regarda avec un visage neutre.
— Et maintenant que tu sais que je suis en vie, qu’estce que tu vas faire ?
— Je vais le raconter à Henrik. Il mérite de le savoir.
— Et ensuite ? Tu es journaliste.
— Harriet, je n’ai pas l’intention de te dénoncer aux médias. J’ai déjà commis tant de fautes professionnelles dans cette salade que l’Association des journalistes m’exclurait probablement s’ils étaient au courant. Il essaya de plaisanter. Une faute de plus ou de moins n’y change rien et je ne veux pas porter préjudice à mon ancienne baby-sitter.
Elle n’eut pas l’air de trouver ça drôle.
— Combien de personnes connaissent la vérité ?
— Que tu es en vie ? En cet instant, il n’y a que toi, moi, Anita et ma partenaire Lisbeth. Dirch Frode connaît environ deux tiers de l’histoire, mais il croit toujours que tu es décédée en 1966.
Harriet Vanger sembla réfléchir à quelque chose. Elle fixa l’obscurité au-delà du camp. Mikael eut de nouveau la désagréable sensation de se trouver dans une situation exposée et il se rappela que Harriet Vanger avait une carabine appuyée contre la toile de la tente à portée de main.
Puis il se secoua et cessa de gamberger. Il changea de sujet de conversation.
— Mais comment est-ce que tu as fait pour devenir éleveuse de moutons en Australie ? J’ai déjà compris qu’Anita Vanger t’a permis de quitter l’île, probablement dans le coffre de sa voiture quand le pont a été rouvert le lendemain de l’accident :
— En fait, j’étais simplement allongée par terre à l’arrière de la voiture avec une couverture sur moi. Mais personne n’a regardé. J’avais dit à Anita que je devais m’enfuir. Tu as bien deviné, je m’étais confiée à elle. Elle m’a aidée et elle a été une amie loyale pendant toutes ces années.
— Comment est-ce que tu t’es retrouvée en Australie ?
— D’abord j’ai habité la chambre d’étudiante d’Anita à Stockholm pendant quelques semaines avant de quitter la Suède. Anita avait de l’argent personnel qu’elle m’a généreusement prêté. Elle m’a aussi donné son passeport. Nous nous ressemblions et tout ce que j’ai eu à faire était de me décolorer les cheveux pour devenir blonde. Pendant quatre ans, j’ai habité un couvent en Italie – je n’étais pas nonne, il existe des couvents où on peut louer des cellules pour pas cher afin de rester en paix avec ses pensées. Ensuite j’ai rencontré Spencer Cochran par hasard. Il avait quelques années de plus que moi, il venait de terminer ses études en Angleterre et se baladait en Europe. Je suis tombée amoureuse. Lui aussi. Ce n’était pas plus compliqué que ça. Anita Vanger s’est mariée avec lui en 1971. Je ne l’ai jamais regretté. C’était un homme merveilleux. Malheureusement, il est décédé il y a huit ans, et je me suis soudain retrouvée propriétaire de l’exploitation.
— Mais le passeport – quelqu’un aurait dû se rendre compte qu’il y avait deux Anita Vanger ?
— Non, pourquoi ? Une Suédoise qui s’appelle Anita Vanger et qui est mariée avec Spencer Cochran. Qu’elle habite à Londres ou en Australie n’a aucune importance. À Londres, elle est l’épouse séparée de Spencer Cochran. En Australie, elle est son épouse tout à fait normale. Les registres entre Canberra et Londres ne sont pas harmonisés. Sans oublier que j’ai obtenu un passeport australien au nom de Cochran. C’est un arrangement qui fonctionne à merveille. Le plan ne pouvait capoter que si Anita avait voulu se marier. Mon mariage est inscrit dans l’état civil suédois.
— Mais elle ne l’a jamais fait.
— Elle dit qu’elle n’a jamais trouvé quelqu’un. Mais je sais qu’elle s’en est abstenue pour moi. Elle a été une véritable amie.
— Qu’est-ce qu’elle faisait dans ta chambre ?
— Je n’étais pas très rationnelle ce jour-là. J’avais peur de Martin, mais tant qu’il se trouvait à Uppsala, je pouvais mettre le problème de côté. Puis je l’ai vu là, tout à coup, dans la rue à Hedestad et j’ai compris que je ne serais jamais en sécurité pendant toute ma vie. J’ai hésité entre raconter à Henrik et m’enfuir. Henrik n’a pas eu le temps de me parler, et j’ai erré sans but dans le hameau. Je comprends évidemment que pour tout le monde l’accident du pont occultait tout le reste, mais ce n’était pas mon cas. J’avais mes propres problèmes et j’avais à peine conscience de l’accident. Tout semblait irréel. Puis j’ai croisé Anita, qui logeait dans une annexe chez Gerda et Alexander. C’est alors que je me suis décidée et lui ai demandé de m’aider. Je suis restée chez elle tout le temps, je n’osais même pas sortir. Mais il y avait une chose que je devais emporter – j’avais écrit tout ce qui s’était passé dans un journal intime, et j’avais besoin de vêtements. Anita est allée me les chercher.
— Et je suppose qu’elle n’a pas résisté à la tentation d’ouvrir la fenêtre pour regarder l’accident. Mikael réfléchit un moment. Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi tu n’es pas allée voir Henrik comme tu en avais l’intention.
— Qu’est-ce que tu crois ?
— En fait, je n’en sais rien. Je suis persuadé que Henrik t’aurait aidée. Martin aurait immédiatement été mis hors d’état de nuire et Henrik ne t’aurait évidemment pas trahie. Il aurait mené l’affaire avec discrétion, en le dirigeant vers une sorte de thérapie ou de traitement.
— Tu n’as pas compris ce qui se passait.
Jusque-là, Mikael avait seulement parlé de l’abus sexuel de Gottfried sur Martin, en laissant le rôle de Harriet en suspens.
— Gottfried s’en est pris à Martin, dit Mikael prudemment. Je soupçonne qu’il s’en est aussi pris à toi.
HARRIET VANGER NE REMUA PAS le moindre muscle. Puis elle respira profondément et se cacha le visage dans les mains. En moins de trois secondes, Jeff était à côté d’elle pour demander si tout était all right. Harriet Vanger le regarda et lui adressa un tout petit sourire. Puis elle surprit Mikael en se levant et en allant serrer son studs manager dans les bras et en lui faisant une bise sur la joue. Elle se tourna vers Mikael, le bras autour de l’épaule de Jeff.
— Jeff, je te présente Mikael, un vieil… ami d’autrefois. Il m’apporte des problèmes et des mauvaises nouvelles, mais il ne faut jamais tuer le messager. Mikael, je te présente Jeff Cochran. Mon fils aîné. J’ai un autre fils aussi et une fille.
Mikael hocha la tête. Jeff avait une trentaine d’années. Harriet Vanger avait dû tomber enceinte assez vite après son mariage avec Spencer Cochran. Il se leva, tendit la main à Jeff et dit qu’il était désolé d’avoir ébranlé sa mère, mais que malheureusement c’était nécessaire. Harriet échangea quelques mots avec Jeff, puis elle le renvoya. Elle se rassit avec Mikael et sembla prendre une décision.
— Finis les mensonges. Je suppose que c’est terminé. J’attends en quelque sorte ce jour depuis 1966. Pendant de nombreuses années, mon angoisse était que quelqu’un s’adresse à moi avec mon vrai nom. Et tu sais quoi – tout à coup ça m’est égal. Mon crime est prescrit. Et je m’en fous de ce que les gens peuvent penser.
— Quel crime ? demanda Mikael.
Elle le fixa droit dans les yeux, mais il ne comprenait toujours pas de quoi elle parlait.
— J’avais seize ans. J’avais peur. J’avais honte. J’étais désespérée. J’étais seule. Il n’y avait qu’Anita et Martin qui connaissaient la vérité. À Anita, j’avais raconté les abus sexuels, mais je n’avais pas pu me résoudre à raconter que mon père était aussi un psychopathe tueur de femmes. Anita ne l’a jamais su. En revanche, je lui avais avoué le crime que j’avais moi-même commis et qui était suffisamment horrible pour qu’en fin de compte je n’aie pas osé le raconter à Henrik. J’ai demandé à Dieu qu’il me pardonne. Et je me suis cachée dans un couvent pendant plusieurs années.
— Harriet, ton père était un violeur et un assassin. Tu n’étais coupable de rien là-dedans.
— Je le sais. Mon père a abusé de moi pendant un an. Je faisais tout pour éviter qu’il… mais il était mon père et je ne pouvais pas brusquement refuser d’avoir quoi que ce soit à faire avec lui sans expliquer pourquoi. Alors j’ai souri et j’ai joué la comédie, j’ai essayé de faire comme si tout était normal et j’ai veillé à ce qu’il y ait d’autres personnes quand je le rencontrais. Ma mère savait ce qu’il faisait, mais elle s’en fichait.
— Isabella savait ? s’exclama Mikael consterné. La voix de Harriet Vanger se durcit.
— Bien sûr qu’elle savait. Il ne se passait rien dans notre famille sans qu’Isabella soit au courant. Mais elle ne prêtait jamais attention aux choses désagréables ou qui pouvaient la discréditer. Mon père aurait pu me violer dans le salon devant ses yeux sans qu’elle le voie. Elle était incapable de reconnaître que quelque chose n’allait pas dans ma vie ou dans la sienne.
— Je l’ai rencontrée. C’est une vipère.
— Elle l’a été toute sa vie. J’ai souvent réfléchi à leur relation, entre elle et mon père. J’ai compris que depuis ma naissance ils n’avaient que rarement ou plus du tout de relations sexuelles. Mon père avait des femmes, mais bizarrement il avait peur d’Isabella. Il s’éloignait d’elle mais il ne pouvait pas divorcer.
— On ne divorce pas dans la famille Vanger. Elle rit pour la première fois.
— Non, en effet. Toujours est-il que je n’arrivais pas à me résoudre à raconter. Le monde entier aurait été au courant. Mes camarades de classe, tout le monde dans la famille…
Mikael posa sa main sur celle de Harriet.
— Harriet, je suis sincèrement désolé.
— J’avais quatorze ans quand il m’a violée pour la première fois. Régulièrement, il m’emmenait dans sa cabane. À plusieurs reprises, Martin était là aussi. Il nous forçait tous les deux à lui faire des choses. Et il me tenait par les bras pour que Martin puisse se… satisfaire sur moi. Et après la mort de mon père, Martin était prêt à reprendre son rôle. Il s’attendait à ce que je devienne sa maîtresse et il trouvait normal que je me soumette. Et à ce stade je n’avais plus le choix. J’étais obligée de faire ce que disait Martin. Je m’étais débarrassée d’un bourreau pour atterrir entre les griffes d’un autre, et tout ce que je pouvais faire était de veiller à ne jamais me trouver seule avec lui.
— Henrik aurait…
— Tu ne comprends toujours pas.
Elle avait élevé la voix. Mikael vit les hommes des tentes à côté se tourner vers eux. Elle baissa de nouveau la voix et se pencha vers lui.
— Tu as toutes les cartes, maintenant. À toi de tirer les conclusions.
Elle se leva et alla chercher deux autres bières. Quand elle revint, Mikael lui dit un seul mot.
— Gottfried ? Elle fit oui de la tête.
— Le 7 août 1965, mon père m’avait obligée à le rejoindre dans sa cabane. Henrik était en voyage. Mon père avait bu et il a essayé de me forcer. Il n’a même pas réussi à bander et il s’est mis à délirer complètement. Il était toujours… grossier et violent avec moi quand nous étions seuls, mais cette fois-ci il a dépassé les bornes. Il a uriné sur moi. Ensuite il m’a raconté ce qu’il aimerait me faire. Au cours de la soirée il a parlé des femmes qu’il avait tuées. Il s’en vantait. Il citait la Bible. Ça a duré des heures. Je n’ai même pas compris la moitié de ce qu’il disait, mais j’ai compris qu’il était complètement malade.
Elle prit une gorgée de bière.
— A un moment, vers minuit, il a eu une crise. Il est devenu fou furieux. Nous étions sur la mezzanine. Il a mis un tee-shirt autour de mon cou et il a serré de toutes ses forces. Tout est devenu noir. Je ne doute pas une seconde qu’il a réellement essayé de me tuer, et pour la première fois cette nuit-là, il a réussi à accomplir son viol.
Harriet Vanger regarda Mikael. Ses yeux étaient suppliants.
— Mais il était tellement soûl que j’ai réussi à me dégager, je ne sais pas comment. J’ai sauté de la mezzanine dans la pièce en bas et je me suis enfuie, totalement paniquée. J’étais nue et j’ai couru sans réfléchir, et je me suis retrouvée sur l’appontement. Il est arrivé en titubant derrière moi.
Soudain, Mikael aurait voulu qu’elle cesse de raconter.
— J’étais suffisamment forte pour pouvoir faire basculer un ivrogne dans l’eau. J’ai utilisé une rame pour le maintenir sous l’eau jusqu’à ce qu’il arrête de remuer. Il a suffi de quelques secondes.
Le silence fut tonitruant lorsqu’elle fit une pause.
— Et quand j’ai levé les yeux, Martin se tenait là. Il avait l’air terrorisé et en même temps il rigolait. Je ne sais pas depuis combien de temps il nous avait espionnés de devant la maison. Dès lors, j’étais livrée à son bon vouloir. Il s’est approché de moi et m’a prise par les cheveux, il m’a ramenée dans la maison et jetée sur le lit de Gottfried. Il m’a attachée et m’a violée pendant que notre père flottait toujours dans l’eau devant le ponton, et je n’ai même pas pu me défendre.
Mikael ferma les yeux. Il eut honte soudain et il aurait voulu avoir laissé Harriet Vanger en paix. Mais sa voix avait pris une force nouvelle.
— A partir de ce jour-là, j’ai été en son pouvoir. Je faisais ce qu’il me disait, j’étais comme paralysée. Si j’ai échappé à la folie, c’est qu’Isabella s’est soudain mis en tête que Martin avait besoin d’un changement d’air après la disparition tragique de son père, et elle l’a envoyé à Uppsala. C’était évidemment parce qu’elle savait ce qu’il me faisait subir, et c’était sa façon de résoudre le problème. Tu imagines la déception de Martin.
Mikael hocha la tête.
— Pendant l’année qui suivit, il n’est rentré que pour les vacances de Noël et j’ai réussi à me tenir à l’écart. J’ai accompagné Henrik pour un voyage à Copenhague entre Noël et le Nouvel An. Et quand sont venues les grandes vacances, Anita était là. Je me suis confiée à elle et elle est restée tout le temps avec moi, et elle a fait en sorte qu’il ne puisse pas s’approcher de moi.
— Tu l’as croisé dans la rue de la Gare. Elle fit oui de la tête.
— J’avais appris qu’il ne viendrait pas à la réunion de famille et qu’il resterait à Uppsala. Puis il avait apparemment changé d’avis et tout à coup je l’ai vu là, de l’autre côté de la rue, en train de me fixer. Il m’a souri. C’était comme un cauchemar. J’avais assassiné mon père et j’ai compris que je ne serais jamais libérée de mon frère. Jusque-là, j’avais envisagé de me suicider. J’ai finalement préféré m’enfuir.
Elle regarda Mikael avec des yeux presque amusés.
— Ça fait vraiment du bien de raconter la vérité. Maintenant tu sais. Comment penses-tu utiliser ce que tu sais ?